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A la recherche de la première harpiste de Lugano

Dernière mise à jour : 13 mars

L' histoire de la musique, comme toute histoire aussi vaste, décrit rarement un parcours linéaire. Les événements s'enchevêtrent et se compliquent, les époques se succèdent, les courants se contredisent. En plus, les modes changent. Il y a beaucoup de facteurs qui déterminent la diffusion de la musique dans le monde, la popularité et le développement des instruments de musique, le développement des pratiques musicales. L'étude de ces mécanismes a toujours été extrêmement intrigante pour moi et, comme ici, parfois indispensable.

 

Je suis peut-être partial, mais l'histoire de la harpe à pédales (communément appelée harpe "classique")  illustre parfaitement à quel point le développement d'un instrument peut être compliqué. Sa diffusion, sa popularité et son histoire sont inévitablement liées à la politique, à l'économie et à la culture de l'Europe.

 

Il suffit de dire qu'il fallut attendre 1811 pour la fameuse "révolution Erard", c'est-à-dire le brevet du système à double mouvement de pédale qui permettait à la harpe d'accéder à une agilité chromatique comparable à celle des autres instruments, ce qui était indispensable pour les goûts musicaux de l'époque.

 

Avant que de grands compositeurs ne s'intéressent à l'instrument avec passion (à la fois en tant que soliste, et orchestral), il fallut passer du brevet à la diffusion de l'instrument, à la création des premières écoles d'harpe importantes et à la popularisation des premiers solistes enthousiastes. 

 

Il n'est donc pas surprenant qu'au XIXe siècle et au début du XIXe siècle, la harpe soit encore considérée comme un instrument particulièrement exotique dans de nombreuses villes éloignées des épicentres culturels européens.

 

Ce qui pourrait surprendre le plus, c'est qu'en 1995, quand j'avais cinq ans, je voulais commencer des cours de harpe, sans le Conservatoire de Suisse Italienne auquel je ne pouvais pas accéder car trop petit, il était vraiment difficile de trouver un professeur de harpe. Il y avait peu d'élèves et peu d'écoles qui offraient cette possibilité.

 

C'est une anecdote paradoxale si on la compare aux centaines d'élèves et d'amateurs de harpe présents aujourd'hui dans le canton du Tessin. 

 

C'est de ce postulat nourri que naît finalement ma question: comment la harpe est-elle arrivée au Tessin? 

 

Je n'ai aucun moyen d'exclure qu'un soliste itinérant ou contractuel ait transité par le Tessin au XIXe siècle ou au début du XIXe siècle. Mais nous pouvons dire que la première présence permanente et documentée sur le territoire d'un harpiste coïncide avec la naissance de l'Orchestre de la Suisse Italienne, alors connue sous le nom de Radiorchestra.

Simonne Sporck fut la première harpe du Radiorchestra de 1946 à 1983, devenant ainsi la première harpiste résidant longtemps au Tessin.

 

 

 

Simonne Sporck est née à Paris en 1915 dans une famille très particulière,

Sa mère était une habile décoratrice textile, son oncle un pianiste-compositeur enseignant au Conservatoire de Paris et son père un véritable aventurier. A l'âge de 22 ans, il a traversé l'Afrique équatoriale à pied et est parti pour d'autres expéditions en Indochine.

L'histoire des parents a révélé l'excentricité de leur appartement parisien décoré de meubles de Saigon, d'armes africaines et de décorations du monde entier.

C'est dans ce contexte qu'après avoir assisté à un concert avec sa fille, la mère décida que Simonne commencerait à prendre des cours de harpe (des années plus tard, Sporck dira dans une interview qu'une autre raison de choisir la harpe était qu'un piano ne pourrait jamais entrer dans leur appartement déjà occupé par tant de meubles).

 

 

Elle entre ensuite au conservatoire de Paris, étudiant d'abord avec Marcel Tournier puis avec Pierre Jamet, obtenant un 1er Prix à l'âge de 17 ans.

Lors d'une rencontre avec la fille de Simonne Sporck, Sylvie Paltrinieri, j'ai eu l'occasion de voir un magnifique cahier commencé par le père de Simonne, dans lequel étaient contenues toutes les coupures de journaux concernant l'activité musicale de la jeune fille, et cela nous permet de voir comment dès le début l'harpiste a eu l'occasion d'obtenir de très nombreux concerts à travers toute la France.

En 1944, elle est appelée par le célèbre chef d'orchestre suisse Ernest Ansermet pour jouer au sein de l'Orchestre de la Suisse Romande. Apparemment, la première harpe du Radiorchestra de Lugano, la genevoise Jeanne-Marie de Marignac qui venait d'assumer le rôle, apprenant qu'une "étrangère" avait été engagée à l'OSR, protesta en demandant l'échange de postes, et c'est ainsi qu'en 1946 Simonne Sporck arriva à Lugano où elle devint la Harpe-Solo du Radiorchestra.

 

C'est au Tessin qu'elle rencontra son mari, malheureusement décédé quelques années plus tard, et que naquit sa fille Sylvie. Elle s'installa donc définitivement à Lugano où elle entreprit une carrière heureuse et durable en tant qu'orchestrale, cameriste, soliste et enseignante.

Le genre de répertoire programmé par l'orchestre dans les années 1950-60-70, époque où le Radiorchestra avait une harpe fixe à son organique, donnait beaucoup d'occasions à l'harpiste de capter l'attention des critiques qui l'évoquent souvent favorablement dans de nombreuses critiques.

 

 

Au cours de ces années, elle a été très appréciée par ses collègues, même si son contexte n'était pas facile. Pendant longtemps, elle a été la seule femme de l'orchestre. Avec ses collègues, elle a formé de nombreux ensembles de chambre avec lesquels elle a donné de nombreux concerts dans le reste de la Suisse.

 

 

Les partenariats continus avec Ernest Ansermet, qui l'invita à jouer la première mondiale de la Petite Symphonie Concertante pour clavecin, piano et harpe de Frank Martin, et avec Otmar Nussio, directeur du Radiorchestra, qui composa pour elle un morceau pour harpe et orchestre et qui l'invita à jouer avec lui le concerto en do majeur de Mozart au Festival de Salzbourg, furent également importants.

Les critiques des journaux locaux du Tessin de l'époque décrivaient le fait de voir la harpe comme quelque chose de particulier et d'exotique. Certains des concerts qu'elle était invitée à donner avaient pour but explicite de montrer cet instrument inconnu au public.


C'est ainsi que la harpe est entrée dans l'imaginaire d'une génération qui a enfin pu la voir en direct. Des amateurs de concerts aux choristes amateurs qui ont eu l'occasion de chanter avec elle la célèbre Ceremony of Carols de Britten, en passant par les élèves qui ont étudié avec elle, grâce à Simonne Sporck, les amateurs de musique du Tessin pouvaient dire qu'ils avaient enfin vu une harpe de près.

Simonne Sporck a pris sa retraite en 1983 et est décédée peu après, à l'âge de 68 ans.

Mais à sa mort, quelque chose dans le territoire avait profondément changé.


Tous les harpistes qui sont venus collaborer avec l'orchestre après elle ou travailler en Suisse italienne n'ont plus été vus comme une créature étrange accompagnée d'un instrument inconnu. Cette porte avait déjà été ouverte par Simonne Sporck et cela, j'en suis sûre, a été un élément important qui nous a permis, à moi et à mes collègues, d'accéder à ce monde merveilleux et nous a permis d'aider à développer l'histoire de notre instrument dans le Canton du Tessin.

 

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